Solastalgie ou éco-anxiété
Le philosophe australien Glenn Albrecht explique qu’aujourd’hui que nous avons besoin « d’un mot pour nommer nos émotions quand le monde où nous habitons s’effondre ». Il est l’auteur du livre « les émotions de la terre, des nouveaux mots pour un nouveau monde ». Pour lui, les mots pour décrire précisément nos émotions actuelles n’existent pas toujours.
Il a créé le concept de « solastalgie » qui désigne une forme d’anxiété environnementale plus large que celle d’éco-anxiété. Ces deux notions, ce sont celles dont nous avons entendu parler lors de l’enregistrement de l’épisode 2 du podcast « Le Café des Lucioles ». La différence principale entre elles concerne la temporalité. La détresse ressentie peut être similaire mais elle n’advient pas pour les mêmes raisons.
Je m’explique :
- L’éco-anxiété est une projection vers l’avenir. La manière dont les grands médias abordent l’actualité ne nous aide pas à ce sujet. Vous savez ces phrases classiques allant de « ça va de pire en pire » à « nous allons tous brûler ». La souffrance ressentie vient de notre anticipation des catastrophes, d’un monde qui s’effondre. Cette vision d’un futur sombre est, par exemple, une raison commune, aujourd’hui, pour ne pas vouloir d’enfant.
- La solastalgie est, quant à elle, ancrée dans un vécu présent ou passé. C’est un mal qui ne touche pas seulement les occidentaux. Je parle cette fois, pour donner une illustration forte, de survivants de catastrophes naturelles, après la destruction de leur habitat. Voir notre maison, notre environnement se transformer, être détruit, peut plonger dans une forme de « nostalgie » du passé. Il y a un deuil à faire. Je peux également citer les peuples autochtones qui ont vécu la violence de la colonisation.
Légitimer la souffrance
Que la souffrance vienne d’une appréhension du futur ou d’une destruction du passé/présent ne la rend pas moins légitime. Cependant, la notion d’éco-anxiété peut être discutée parce qu’elle limite la palette des émotions qui peuvent être vécues lorsque j’anticipe le futur.
Je m’interroge. En effet, devons-nous seulement mettre l’anxiété en avant quand nous évoquons le futur ?
Pour le médecin Bertrand Kiefer « ce n’est pas l’éco-anxiété qu’il s’agit d’introduire comme nouvel item dans le DSM (classement des troubles psychiatriques), mais l’éco-indifférence.»
Il me semble que cette formulation met en valeur un point important : il est tout à fait normal de se sentir anxieu.se face à cette planète qui change. L’insensibilité devrait paraitre plus étonnante.
Cette constatation est importante car les troubles mentaux sont stigmatisés. La souffrance mentale est dévalorisée.
Eco-anxiété et solastalgie, une histoire de culture
Je me penche sur ces questions philosophiques, psychologiques et sémantiques. Pour notre culture occidentale qui s’acharne à vouloir tout nommer, tout encadrer, ce sont des interrogations majeures. Plusieurs chercheur.ses invitent ainsi à parler de solastalgie plutôt que d’éco-anxiété.
Nommer les émotions est un pas vers leur reconnaissance. C’est ainsi que fonctionne notre système culturel.
Les transformations ne sont pourtant pas appréhendées de la même manière par tous et toutes. L’anthropologue Nastassja Martin, alors qu’elle mène son enquête en Russie, au Kamtchaka, demande au fils du dernier chaman d’un peuple Even pourquoi il vit isolé des autres :
« J’attends la catastrophe, parce que quand elle viendra, je veux pouvoir la regarder en face, droit dans les yeux. Je serai là où tout commencera, et où tout finira. En attendant, je rêve. » Répond-il.
Avec une certaine tristesse, elle ajoute :
« Je me suis dit que le dernier fils du dernier chamane d’Icha avait décidé de s’installer là pour rêver avec la rivière, avec les êtres qui la peuple, pour les accompagner, tous, dans leur chute. Le monde s’effondrait ? Il ne s’en cacherait pas. Il serait aux premières loges. » p.269.
Pour écouter l’épisode de podcast associé c’est par ici !
Petite bibliographie :
Bertrand Kiefer, « Insensibilisation et éco-anxiété », Rev Med Suisse, Vol. 17, n°756, 2021, p. 1860–1860.
Eva Roussel, Bruno Isnardon, « Tout va bien, Enfin, ça va aller » (T1&2), La relève et la peste, 2019.
Eva Roussel, « Solastalgie », 79m², Atelier 30, 2021. https://www.parcoursbd.brussels/fresques/solastalgie/
Glenn Albrecht, « Les émotions de la Terre: Des nouveaux mots pour un nouveaux monde », les liens qui libèrent, 2020.
Martin Nastassja, « À l’est des rêves, réponses even aux crises systémiques », La Découverte, 2022.